Introduction
Face à l’accélération des dérèglements climatiques, à l’érosion de la biodiversité et à la montée des inégalités sociales, l’expression « transition écologique » s’est imposée dans les discours politiques, médiatiques et économiques. Pourtant, derrière cette apparente unanimité, se cachent des approches souvent technocratiques, centrées sur l’innovation technologique, la croissance verte ou les instruments de marché. Ces approches, si elles ont leur utilité, peinent à répondre aux défis systémiques que posent les transformations à venir.
À travers l’analyse croisée de quinze articles scientifiques récents publiés dans Global Environmental Change (2024), cet article propose un changement de regard : la transition écologique ne peut réussir qu’en devenant une transformation profonde des systèmes sociaux, économiques et politiques. Elle doit s’ancrer dans une justice sociale et territoriale, reconnaître les asymétries de pouvoir, valoriser les savoirs locaux, et intégrer la complexité des trajectoires humaines et écologiques.
En replaçant les enjeux climatiques dans leurs contextes historiques, sociaux et institutionnels, ces recherches révèlent une constante : les vulnérabilités, comme les capacités de transformation, ne sont ni naturelles ni universelles, elles sont façonnées par des rapports de pouvoir, des héritages coloniaux, des logiques économiques et des récits collectifs.
Cet article explore ainsi quatre axes majeurs ressortant de cette littérature :
- les fractures invisibles de la transition écologique,
- les tensions autour des indicateurs et des métriques,
- la centralité des dynamiques sociales,
- et la nécessité d’une gouvernance fondée sur les imaginaires et la complexité.
Au fil de cette analyse, se dessine une conviction : la transition écologique ne sera juste et durable que si elle est habitée, c’est-à-dire conçue, portée et vécue par celles et ceux qu’elle concerne — dans leur diversité et leur dignité.
I. Les fractures invisibles de la transition écologique

1.1 Inégalités inter-pays : une transition à deux vitesses
L’empreinte carbone mondiale, lorsqu’on y intègre les émissions « incorporées » dans les biens échangés, révèle une réalité dérangeante : les pays du Nord externalisent massivement leur pollution vers le Sud. L’article sur les inégalités inter-pays d’émissions carbone démontre que les pays riches bénéficient d’un « bénéfice climatique apparent » en important des biens à forte intensité carbone, produits ailleurs. Ce phénomène fausse les bilans nationaux et perpétue des rapports de dépendance économique et écologique. Parallèlement, l’accès aux mécanismes de financement comme le Green Climate Fund reste inégal, complexifié par des procédures techniques, des critères rigides et des déséquilibres de gouvernance. Les pays les plus exposés aux effets du changement climatique sont souvent les moins bien servis par les outils censés les soutenir.
1.2 Inégalités intra-sociétales : le prisme aveugle des politiques universelles
Les impacts climatiques ne touchent pas tout le monde de la même manière. Plusieurs études montrent que les femmes, les populations rurales, les ménages précaires ou les communautés marginalisées supportent une part disproportionnée des effets du changement climatique, tout en étant sous-représentés dans les dispositifs d’adaptation. Les cas analysés à Vanuatu, au Texas ou dans les régions charbonnières européennes illustrent comment les politiques trop générales invisibilisent les réalités de genre, de classe ou d’appartenance ethnique. Les dispositifs d’aide à la transition énergétique, lorsqu’ils ne prennent pas en compte les spécificités régionales ou sociales, risquent d’aggraver les inégalités existantes.
1.3 Héritages coloniaux et vulnérabilités structurelles
L’analyse comparative de Vanuatu et de Guam montre de manière saisissante que les vulnérabilités ne sont pas le simple produit du climat, mais le résultat d’une histoire politique et économique. Dans ces territoires, les traces du colonialisme — dans l’aménagement du territoire, la structuration des économies ou l’accès aux ressources — influencent encore aujourd’hui la capacité d’adaptation. Ces dynamiques sont également observées dans les politiques agricoles ou de sécurité alimentaire en Afrique, où les modèles de développement imposés continuent de marginaliser les savoirs locaux et d’entretenir la dépendance.
Les déséquilibres mondiaux, sociaux et historiques ne sont pas des variables externes à la transition écologique — ils en sont les fondements invisibles. Toute stratégie de transformation doit donc s’ancrer dans une lecture fine des contextes, des rapports de force et des héritages.
II. Les indicateurs à la croisée des tensions : mesurer sans déformer
2.1 Des métriques standardisées, mais aveugles aux réalités sociales
L’un des paradoxes de la transition écologique contemporaine est la montée en puissance des outils de mesure, alors même que leur capacité à refléter la complexité des situations est remise en question. L’exemple des solutions fondées sur la nature (SfN) illustre cette tension : si les projets sont souvent évalués à travers des indicateurs de séquestration carbone ou de résilience climatique, leur impact réel sur la biodiversité, les usages locaux ou les dynamiques sociales est rarement mesuré de manière rigoureuse. Cette approche partielle produit des effets pervers, comme le greenwashing ou la réorientation des priorités vers des résultats « mesurables », au détriment de transformations durables et équitables.
2.2 Comptabilité climatique et pouvoir normatif
L’article sur les « bookkeepers of catastrophes » montre comment les professionnels de l’évaluation climatique (consultants, analystes ESG, certificateurs) façonnent, souvent sans transparence, les normes de ce qui est considéré comme une « bonne performance climatique ». Leurs arbitrages, influencés par des intérêts économiques et des contraintes institutionnelles, participent à la construction d’un régime de vérité comptable qui invisibilise certains impacts — notamment sociaux, territoriaux ou symboliques. Cette normativité implicite a des conséquences majeures : elle oriente les choix d’investissement, valorise certains types d’actions au détriment d’autres, et contribue à verrouiller des trajectoires techniques jugées « efficaces », mais pas nécessairement justes ou soutenables.
2.3 Vers une évaluation transformatrice et contextualisée
Plusieurs articles proposent des pistes pour sortir de cette impasse. Les approches comme les Trois Horizons, ou les analyses en QCA (qualitative comparative analysis), permettent d’articuler des dimensions qualitatives, narratives et systémiques dans l’évaluation des transitions. L’article sur l’évaluation des projets d’adaptation transformative plaide pour des critères enrichis : profondeur du changement, inclusion des parties prenantes, temporalité longue, alignement avec les valeurs locales. Il s’agit moins de produire des chiffres que de construire des outils de pilotage sensibles aux dynamiques sociales et aux spécificités locales.
La manière dont on mesure oriente ce que l’on transforme. Adopter des indicateurs critiques, hybrides et co-construits est une condition sine qua non pour sortir des logiques d’optimisation déconnectées du réel et pour accompagner de véritables bifurcations
III. Une transition sociale avant d’être technologique

3.1 Le rôle central des dynamiques sociales
Contrairement à l’idée largement répandue selon laquelle la transition écologique reposerait avant tout sur des ruptures technologiques ou des investissements massifs, les articles étudiés montrent que les transformations les plus décisives sont souvent d’ordre social. L’étude sur la diffusion du « carbon farming » en Australie révèle que les pratiques agricoles bas-carbone se propagent davantage par effet de voisinage que par incitation économique directe. L’imitation, la confiance, les réseaux sociaux et les référents locaux jouent un rôle déterminant dans l’appropriation des innovations écologiques.
3.2 Pouvoirs, résistances et blocages institutionnels
La transition écologique est également un champ de lutte politique. L’analyse de l’échec du projet de marché carbone (cap-and-trade) aux États-Unis illustre comment des coalitions bien organisées — notamment les lobbys de l’industrie fossile — peuvent bloquer des avancées pourtant soutenues par la majorité de l’opinion. Le climat est ici un révélateur de la capacité des systèmes politiques à résister au changement lorsqu’il remet en question des intérêts établis. Plus largement, ces blocages invitent à interroger le pouvoir réel de transformation des dispositifs institutionnels face à des inerties structurelles.
3.3 Inclusion et pouvoir d’agir des territoires
L’examen des politiques régionales dans les zones charbonnières montre que la réussite d’une transition repose sur la reconnaissance des identités locales, des trajectoires historiques et des besoins sociaux spécifiques. Une politique de transition énergétique sans accompagnement social peut provoquer de l’exclusion, de la défiance, voire des révoltes (comme l’ont montré les Gilets Jaunes en France). À l’inverse, les approches intégrées — combinant emploi, participation citoyenne, gouvernance locale et accessibilité énergétique — permettent de créer un socle de légitimité et de résilience. Il ne s’agit pas simplement de redistribuer, mais de co-construire les transformations avec ceux qui les vivent.
La transition ne réussira que si elle mobilise les ressorts sociaux, politiques et culturels des territoires. Elle ne peut pas être décrétée depuis le sommet ; elle doit être incarnée, négociée et appropriée collectivement.
IV. Gouverner le changement par les imaginaires et la complexité
4.1 Anticiper les basculements socio-techniques
La notion de « tipping points », souvent associée aux systèmes écologiques, est désormais appliquée aux systèmes socio-techniques. L’un des articles montre que des transitions peuvent s’accélérer soudainement lorsque des conditions sociales, culturelles ou institutionnelles convergent — par exemple, une innovation technologique combinée à une pression réglementaire et à une bascule d’opinion publique. Ces points de basculement sont difficiles à prévoir, mais il est possible de les anticiper en détectant des signaux faibles et en suivant des indicateurs systémiques. La capacité à lire et à anticiper la complexité devient alors une compétence stratégique de gouvernance.
4.2 Imaginer pour transformer : la puissance des futurs désirables

L’approche des Trois Horizons, explorée dans plusieurs cas territoriaux, offre un cadre utile pour articuler les tensions entre présent, transition et vision future. Ce type d’outil prospectif ne sert pas seulement à planifier ; il agit comme un catalyseur d’imaginaires, en permettant aux acteurs de projeter collectivement des trajectoires souhaitables. La transition écologique a besoin de récits mobilisateurs, capables de dépasser l’urgence pour inscrire le changement dans une vision du bien-vivre. Sans ces récits, les politiques de transformation risquent de rester technocratiques, fragmentées, et peu engageantes.
4.3 Réinventer les rôles et les dispositifs institutionnels
Enfin, plusieurs études montrent que la gouvernance actuelle de la transition repose encore sur des institutions conçues pour gérer la stabilité, pas la transformation. Que ce soit les agences de financement climatique, les experts en comptabilité carbone ou les dispositifs réglementaires, tous ont tendance à perpétuer des routines et des logiques d’optimisation. Or, piloter une transformation systémique implique de repenser les rôles, les responsabilités et les formats de coordination. Les institutions doivent devenir apprenantes, adaptatives, réflexives — et les professionnels de l’évaluation, des facilitateurs du changement plutôt que des gestionnaires de conformité.
La gouvernance de la transition ne peut se limiter à administrer le présent. Elle doit créer les conditions d’une réinvention collective du futur, en valorisant l’imaginaire, la coopération et la capacité d’adaptation.
Conclusion
Ce tour d’horizon des contributions récentes sur la transition écologique, à travers quinze articles scientifiques, dévoile une réalité incontournable :
La transition ne peut être pensée comme une simple correction technique ou économique de notre trajectoire actuelle. Elle implique une recomposition profonde de nos systèmes de production, de nos institutions, de nos normes sociales et de nos imaginaires collectifs.
Les études explorées convergent vers une série de constats majeurs :
- Les inégalités sociales, territoriales et historiques ne sont pas des « externalités », mais bien des déterminants structurants de la transition.
- Les indicateurs, les outils comptables et les politiques de financement peuvent, s’ils ne sont pas repensés, reproduire les biais et les déséquilibres qu’ils prétendent corriger.
- La transformation ne se décrète pas d’en haut : elle émerge des dynamiques sociales, des conflits, des apprentissages et des alliances territoriales.
- Enfin, il ne suffit pas d’avoir des solutions techniques ; encore faut-il des récits mobilisateurs, des institutions flexibles et des formes de gouvernance capables d’embrasser la complexité plutôt que de la réduire.
En somme, réussir la transition écologique, c’est engager une transformation politique, sociale et culturelle à la hauteur des enjeux écologiques. Cela suppose d’articuler justice, savoirs situés, capacité d’agir et anticipation des futurs possibles. Et surtout, cela exige de reconnaître que le changement véritable ne se mesure pas seulement en tonnes de carbone évitées, mais en pouvoir de vivre retrouvé, en liens sociaux renforcés, en milieux vivants régénérés.
Tous les articles analysés pour cet article proviennent de la revue Global Environmental Change (édition 2024 volume 89)