Introduction : un cap historique pour le climat
Le 22 juillet 2025, le Royaume-Uni a officialisé une décision qui pourrait bien redéfinir les règles du jeu climatique mondial : à partir de 2029, son marché carbone (UK ETS) inclura des quotas d’élimination du carbone. Pour la première fois, une économie du G7 ne se contente plus d’encourager les absorptions de CO₂ : elle les rend obligatoires, en s’appuyant sur un cadre réglementaire et des standards de qualité stricts.
Cette annonce marque un tournant. Car si l’élimination du carbone est longtemps restée un sujet de prospective ou d’expérimentation, elle devient désormais un instrument de conformité. À l’heure où d’autres juridictions comme l’Union européenne, le Japon ou la Californie explorent des mesures similaires, il devient crucial de comprendre le rôle réel que doit jouer l’élimination dans les stratégies climatiques.
Cet article propose d’examiner pourquoi cette bascule est à la fois nécessaire, risquée et structurante. En repartant des bases scientifiques, des réalités techniques et des enseignements des scénarios climatiques, nous verrons en quoi l’élimination ne peut être ni un substitut à l’action, ni un simple levier parmi d’autres — mais bien un pilier stratégique, à condition d’en maîtriser les usages, les limites et les implications.
De la réduction à l’équilibre : ce que signifie vraiment « net zéro »
Le terme « neutralité carbone » est souvent utilisé à tort et à travers. Pourtant, sa définition est précise : il s’agit d’un équilibre global entre les émissions de CO₂ d’origine humaine et leur élimination active par des moyens également humains. Autrement dit, ce n’est pas la fin des émissions, mais un bilan net nul.
Cette distinction est cruciale. D’un point de vue climatique, ce n’est pas la réduction brute des émissions qui stabilise la température, mais bien l’équilibre entre ce que l’on émet et ce que l’on retire durablement de l’atmosphère. C’est pourquoi on parle de « net zéro CO₂ » au niveau planétaire comme étape minimale pour stopper l’augmentation de la température globale.

Trois confusions sont à éviter :
- Neutralité carbone ≠ émissions nulles : certaines émissions peuvent subsister, si elles sont compensées par des absorptions certifiées.
- Neutralité carbone ≠ compensation volontaire : il ne suffit pas d’acheter des crédits ; seules les éliminations réellement vérifiables, durables, et additionnelles sont recevables dans les bilans sérieux.
- Neutralité carbone ≠ puits naturels : les puits comme les forêts ou les océans absorbent naturellement du CO₂, mais ne comptent pas dans la comptabilité des émissions nettes, car ils ne résultent pas d’actions humaines directes.
Ce que la décision britannique met en lumière, c’est donc une redéfinition stricte de l’équilibre climatique. Les entreprises et États qui visent des trajectoires net zéro ne peuvent plus s’appuyer sur des raccourcis narratifs. Ils doivent démontrer comment leurs émissions résiduelles seront réellement annulées, par des moyens de même nature, de même échelle temporelle, et de même traçabilité.
C’est ce qu’on appelle le principe du “like-for-like” : on ne compense pas des émissions fossiles centenaires avec des absorptions réversibles à court terme. C’est une révolution dans la manière dont la neutralité est pensée, déclarée… et bientôt régulée.
Pourquoi l’élimination devient indispensable
Réduire les émissions de gaz à effet de serre est — et reste — la priorité absolue.
Mais cette seule réduction ne suffit pas. Même dans les scénarios climatiques les plus ambitieux, certaines émissions persistent : on les appelle émissions résiduelles. Elles proviennent de secteurs techniquement difficiles à décarboner, comme l’aviation, le transport maritime, le ciment, l’acier, ou encore certaines pratiques agricoles.
Ces émissions, souvent minoritaires en volume mais incontournables à court et moyen terme, rendent l’élimination du carbone indispensable. C’est une réalité physique : sans elle, la neutralité carbone est tout simplement inatteignable.
Les rapports du GIEC le confirment : il faudra éliminer entre 5 et 15 milliards de tonnes de CO₂ par an d’ici la seconde moitié du siècle pour compenser les résidus, même dans un scénario ambitieux de sobriété et de transformation technologique.

Mais le rôle de l’élimination ne s’arrête pas là. Elle a trois fonctions clés :
- Réduire temporairement les émissions nettes : lorsqu’une réduction immédiate n’est pas possible, une élimination de qualité peut servir d’ajustement transitoire.
- Compenser les émissions résiduelles : pour atteindre la neutralité carbone durablement.
- Permettre des émissions nettes négatives : à long terme, afin de réduire la température ou corriger un éventuel dépassement des seuils climatiques.
En cela, l’élimination ne peut pas être considérée comme une simple option ou un levier d’image. Elle est une nécessité structurelle dans toute trajectoire compatible avec 1,5 °C ou 2 °C. La décision britannique ne fait que traduire cette réalité physique en obligation réglementaire. Et elle pose une question cruciale : qui éliminera quoi, quand, et comment — dans un monde où l’offre est encore marginale ?
Le Royaume-Uni ouvre la voie à une bascule réglementaire
Le 22 juillet 2025, l’autorité britannique de régulation du système d’échange de quotas (UK ETS Authority) a officiellement intégré les quotas d’élimination du carbone dans son dispositif, applicables dès 2029. Cette décision marque la première inclusion obligatoire d’absorptions durables de CO₂ dans un marché carbone réglementé au sein du G7.
Jusqu’ici, l’élimination du carbone relevait essentiellement de marchés volontaires, fragmentés, peu transparents, et souvent entachés de crédits de faible qualité. En rendant ces absorptions réglementaires, traçables et standardisées, le Royaume-Uni impose désormais une double exigence aux entreprises :
- Elles devront acquérir des quotas de CDR (Carbon Dioxide Removal) certifiés pour compenser une partie de leurs émissions.
- Elles devront s’aligner sur des standards de qualité définis par la British Standards Institution (BSI), excluant les méthodes réversibles ou mal quantifiées.
Ce changement est tout sauf symbolique. Il engage une transformation structurelle :
- Juridique : l’élimination devient une obligation de conformité.
- Économique : un nouveau marché se crée, avec une rareté prévisible des crédits durables.
- Technologique : seules les méthodes traçables, pérennes et additionnelles pourront s’inscrire dans ces dispositifs.
Cette régulation ouvre aussi la voie à un rééquilibrage stratégique :
- Les entreprises ne pourront plus se contenter d’acheter des crédits de reforestation douteux pour déclarer leur “neutralité”.
- Elles devront planifier leur approvisionnement en crédits de haute qualité, anticiper la montée des prix et s’engager dans des partenariats à long terme (LPA ou equity).
Enfin, cette décision crée une pression normative sur les autres juridictions. L’Union européenne travaille déjà sur un cadre de certification du CDR. La Californie, le Japon ou le Canada examinent des dispositifs similaires. Le Royaume-Uni a donc pris une longueur d’avance, mais a aussi placé la barre pour les marchés carbone de demain.
Panorama des méthodes d’élimination : ce que l’on peut vraiment faire
Toutes les éliminations de carbone ne se valent pas. Pour être comptabilisées dans une stratégie net zéro crédible — et demain, dans les marchés réglementés comme le UK ETS — elles doivent respecter trois critères essentiels :
- Retirer du CO₂ de l’atmosphère,
- Le stocker de manière durable (décennies à millénaires),
- Être additionnelles et traçables, c’est-à-dire induites par une action humaine vérifiable.
Ces méthodes peuvent être classées en deux grandes familles :

Méthodes dites “naturelles” (matures, mais peu durables à grande échelle)
- Reforestation / afforestation : plantation d’arbres pour capter le CO₂.
➤ Risques : incendies, maladies, changement d’usage des sols, permanence incertaine. - Restauration de tourbières, mangroves, prairies : puits de carbone naturels.
➤ Potentiel localement important, mais difficilement industrialisable. - Stockage dans les sols agricoles (agroécologie, haies, couverts végétaux).
➤ Moins visible, dépend fortement des pratiques culturales. - Utilisation du bois dans la construction : stockage temporaire dans les matériaux.
➤ Nécessite des filières bien organisées et traçables.
Ces approches sont indispensables à court terme, mais elles souffrent de limites : surface disponible, vulnérabilité au relargage, complexité de certification.

Méthodes technologiques (moins matures, mais plus durables)
- BECCS (Bioénergie avec Capture et Stockage du Carbone) : biomasse brûlée pour produire de l’énergie, CO₂ capté puis injecté dans le sous-sol.
➤ Stockage géologique stable, mais risques de conflits d’usage des terres. - DACCS (Direct Air Carbon Capture and Storage) : machines qui filtrent le CO₂ de l’air ambiant, puis le stockent.
➤ Très coûteux et énergivore, mais très prometteur en termes de traçabilité et de durabilité. - Météorisation accélérée : broyage de roches basiques répandues sur les sols pour accélérer l’absorption minérale du CO₂.
➤ Potentiel énorme, encore en phase pilote. - Biochar : charbon végétal stabilisé dans le sol.
➤ Intéressant pour les sols agricoles, mais volumes limités. - Approches océaniques (fertilisation, alcalinisation…)
➤ En phase de recherche, à fort enjeu environnemental et éthique.
État actuel du déploiement
Aujourd’hui, on estime que l’humanité élimine environ 2,2 GtCO₂/an, dont 99,9 % via des méthodes naturelles. Les approches technologiques (BECCS, DACCS…) représentent moins de 1,3 MtCO₂/an — un ordre de grandeur dérisoire face aux besoins projetés (jusqu’à 15 GtCO₂/an en 2050 selon certains scénarios).
Ce décalage souligne un impératif : accélérer la montée en maturité et en volume des méthodes technologiques, tout en renforçant la rigueur et la traçabilité des solutions naturelles. Le marché du carbone entre dans une phase où la qualité prime sur la quantité.
Dérives, illusions et arbitrages : les pièges à éviter
L’élimination du carbone est une nécessité climatique. Mais elle peut aussi devenir un mirage stratégique si elle est mal utilisée, surévaluée ou instrumentalisée. Plusieurs risques doivent être identifiés et évités pour garantir la crédibilité des trajectoires net zéro.

Le risque de substitution : réduire moins, éliminer plus
C’est l’un des écueils majeurs : considérer l’élimination comme une alternative aux réductions. Certains scénarios passés ont intégré jusqu’à 20 GtCO₂/an de BECCS, impliquant une conversion massive des terres agricoles — l’équivalent de la surface de l’Australie.
➤ Ce type de vision est techniquement irréaliste, socialement inacceptable et écologiquement dangereux.
L’objectif n’est pas de choisir entre réduire et éliminer, mais de réduire autant que possible, puis éliminer ce qui reste, dans cet ordre.
L’illusion des volumes “théoriques”
De nombreuses feuilles de route se basent sur des potentiels d’élimination encore hypothétiques, sans tenir compte des contraintes physiques, logistiques ou sociales :
- Accessibilité des sols et roches ;
- Acceptabilité sociale des sites de stockage géologique ;
- Capacité industrielle à produire et déployer des capteurs DACCS.
Résultat : les promesses de neutralité peuvent être décalées de la réalité, créant un faux sentiment de sécurité.
La confusion volontaire dans les communications
La communication climat des entreprises est souvent floue sur la nature des “compensations” utilisées :
- Réduction d’émissions évitées (offsets) vs. élimination réelle ;
- Stockage réversible (plantation d’arbres) vs. stockage durable (souterrain) ;
- Crédits non additionnels ou déjà comptabilisés ailleurs.
L’Ademe rappelle clairement : “Seule la planète peut être neutre en carbone”. Une entreprise ne peut revendiquer la neutralité que si elle a réduit ses émissions au maximum et éliminé le reste via des méthodes rigoureusement vérifiées.
L’importance d’une gouvernance stricte
À mesure que l’élimination entre dans les marchés réglementés, elle doit s’accompagner :
- De standards de qualité robustes (durabilité, traçabilité, MRV),
- D’un cadre de certification clair, évitant le double comptage,
- D’un accès équitable aux capacités d’élimination, notamment pour les pays et entreprises les plus vulnérables.
Sans ces garde-fous, l’élimination risque de devenir un nouvel espace d’injustice climatique, où seuls les acteurs les plus riches auront accès à des solutions d’ajustement.
L’élargissement des marchés carbone à l’élimination, comme au Royaume-Uni, rend urgente cette vigilance. Il ne s’agit plus seulement d’éthique, mais de crédibilité collective face à la trajectoire climatique mondiale.
Une course engagée… mais encore à structurer
L’annonce du Royaume-Uni marque un tournant décisif dans l’histoire des politiques climatiques. En intégrant l’élimination du carbone à son marché de quotas réglementés, le pays impose un nouveau standard. Il ne s’agit plus de compenser symboliquement, mais d’agir concrètement pour atteindre un équilibre climatique durable. Cette bascule transforme profondément les règles du jeu pour les entreprises, les territoires et les institutions.
Elle révèle aussi un paradoxe : alors même que l’élimination devient un levier réglementaire, elle reste largement sous-développée, sous-financée et mal comprise. L’offre disponible est insuffisante, les méthodes les plus durables sont encore émergentes, et les critères de qualité ne sont pas encore harmonisés à l’échelle mondiale. Dans ce contexte, les stratégies climatiques doivent évoluer rapidement. Elles ne peuvent plus reposer sur des narratifs flous ou des mécanismes de compensation génériques.
Ce qui s’ouvre aujourd’hui, c’est une course à la fois technologique, réglementaire et éthique. Il faudra concilier ambition climatique, faisabilité industrielle, rigueur comptable et équité entre les acteurs. L’élimination ne peut être ni un substitut à l’action, ni un luxe réservé aux plus puissants. Elle doit être pensée comme une infrastructure commune de la neutralité, adossée à des standards transparents, à des mécanismes de gouvernance ouverts, et à une allocation équitable des ressources.
Le Royaume-Uni a enclenché la première étape. À présent, la responsabilité est collective : structurer un marché crédible, aligné sur les limites planétaires, et capable de tenir la promesse de la neutralité.
Pour aller plus loin cette video à voir absolument :