Introduction
Face à l’accélération du dérèglement climatique, le constat est sans appel : la France doit doubler le rythme de réduction de ses émissions d’ici 2030 pour respecter ses engagements. Cette exigence implique de transformer en profondeur tous les secteurs économiques, non seulement pour atténuer les émissions de gaz à effet de serre, mais aussi pour s’adapter aux impacts déjà visibles — canicules, sécheresses, inondations.
Or, malgré quelques avancées ponctuelles, les changements structurels tardent à se concrétiser. Les baisses d’émissions observées ces dernières années sont en grande partie dues à des événements exceptionnels (crise sanitaire, conditions météorologiques favorables) plutôt qu’à une réelle transformation des modèles économiques.
Dans ce contexte, l’action individuelle ne suffit plus. C’est l’organisation collective, à l’échelle des filières et des réseaux professionnels, qui offre aujourd’hui le plus grand potentiel pour engager une transition à la hauteur des enjeux. Pourquoi ? Parce que ces structures concentrent des leviers puissants : coordination des acteurs, mutualisation des ressources, diffusion des bonnes pratiques, capacité d’innovation. En bref, elles sont capables d’entraîner tout un écosystème vers des solutions concrètes, adaptées à chaque secteur.
Ce modèle d’action collective, encore sous-utilisé, mérite une attention particulière. Il pourrait bien devenir la clef d’une transition climatique réussie et juste, pour les entreprises comme pour les territoires.
I. Des filières au cœur de la décarbonation : structuration, leviers, gouvernance
Les filières économiques ne sont pas de simples regroupements sectoriels : elles constituent l’ossature de l’économie française. Elles organisent les chaînes de valeur, définissent les normes techniques, structurent les flux de matières et de compétences. À ce titre, elles disposent d’un pouvoir de transformation unique pour enclencher des transitions massives.

Certaines d’entre elles ont déjà engagé une dynamique collective. C’est le cas, par exemple, des contrats stratégiques de filière, qui réunissent entreprises, chercheurs, syndicats et pouvoirs publics autour d’objectifs partagés. Ces contrats permettent d’identifier des priorités communes, de mutualiser les investissements et d’accélérer l’innovation. À travers ce type d’accord, l’action climatique cesse d’être une contrainte pour devenir un levier de compétitivité et de réindustrialisation.
Les interprofessions, clusters, chambres de commerce ou pôles de compétitivité jouent également un rôle central. En tant qu’acteurs de terrain, ils assurent la circulation des connaissances, la coordination entre TPE, PME et grands groupes, et facilitent la montée en compétence des professionnels. Leur capacité à fédérer autour d’objectifs communs fait d’eux des catalyseurs puissants de changement.
Mais pour que ce potentiel soit pleinement exploité, encore faut-il passer d’initiatives dispersées à une stratégie d’ensemble. Cela suppose une gouvernance renforcée, des indicateurs de suivi partagés, et un cadre clair pour orienter les efforts collectifs. En clair : les filières doivent se doter d’une véritable feuille de route climatique, adaptée à leurs spécificités, mais alignée avec les objectifs nationaux.
II. Zoom sur cinq secteurs stratégiques et leurs dynamiques collectives
Chaque secteur économique est confronté à des défis climatiques spécifiques. Certains sont directement exposés aux aléas (comme l’agriculture ou la forêt), d’autres concentrent une part importante des émissions (comme le transport ou le bâtiment). Dans tous les cas, des réponses collectives existent — encore faut-il les généraliser.

1. Forêt-Bois : restaurer un puits de carbone fragilisé
Le secteur forestier est à la fois victime du changement climatique et acteur potentiel de la solution. La mortalité accrue des arbres, liée aux sécheresses et aux parasites, menace le rôle de puits de carbone des forêts françaises. Une action concertée est indispensable : plan national de reboisement, sélection d’essences résilientes, partage de données sur la santé des forêts… La filière forêt-bois peut se structurer autour de ces enjeux, en impliquant aussi bien les propriétaires que les industriels du bois.
2. Bâtiment : accélérer la rénovation énergétique
Avec une trajectoire de réduction d’émissions insuffisante, le secteur du bâtiment doit changer d’échelle. Les réseaux professionnels peuvent y contribuer en structurant des offres de rénovation globale, en formant massivement des artisans qualifiés, et en développant des outils de suivi partagés. La clé : passer d’actions isolées à une démarche systémique, notamment pour traiter les passoires thermiques.
3. Agriculture et agroalimentaire : vers des filières résilientes et bas-carbone
L’agriculture est un secteur émetteur, mais aussi vulnérable aux dérèglements climatiques. Interprofessions et coopératives peuvent jouer un rôle moteur dans la transition agroécologique : diffusion de pratiques bas-carbone, accompagnement technique, labels environnementaux, partage de données climatiques. Ces démarches permettent à la fois de sécuriser la production et de réduire l’empreinte environnementale.
4. Déchets et économie circulaire : du retard à l’opportunité
Longtemps sous-estimé, le secteur des déchets est le seul à ne pas avoir respecté ses objectifs de réduction d’émissions. Pourtant, les leviers sont nombreux : tri à la source, valorisation des biodéchets, recyclage, réemploi, écologie industrielle. Une meilleure coordination entre collectivités, entreprises de traitement, industriels et acteurs territoriaux permettrait de débloquer ce potentiel.
5. Transports : un défi d’envergure et de coopération
Premier émetteur de CO₂ en France, le secteur des transports nécessite une mobilisation transversale : électrification des flottes, développement du ferroviaire, logistique décarbonée, infrastructures adaptées. Des chartes volontaires (comme « Objectif CO₂ ») ou des projets collaboratifs peuvent structurer cette transition. Mais seule une approche multi-acteurs permettra d’enclencher une dynamique durable.
III. Territoires et gouvernance : une coordination multi-niveaux indispensable
La transition climatique ne peut être pilotée uniquement depuis Paris. Si les orientations nationales sont essentielles, leur application dépend largement de la capacité des territoires à les traduire en actions concrètes. C’est là qu’intervient la nécessité d’une gouvernance multi-niveaux, capable de relier les ambitions nationales aux réalités locales.
Les régions, intercommunalités et collectivités disposent de leviers clés : urbanisme, mobilité, énergie, formation, soutien aux entreprises… Elles peuvent ainsi adapter les stratégies climatiques aux spécificités de leur tissu économique et de leur environnement. Pour cela, encore faut-il que les objectifs nationaux soient clairement déclinés à l’échelle régionale, en tenant compte des inégalités de départ entre territoires.
Dans cette perspective, les réseaux professionnels jouent un rôle pivot. Ils font le lien entre les orientations stratégiques et les capacités concrètes d’action des entreprises. Ils peuvent, par exemple, participer à des forums régionaux de planification, co-construire des feuilles de route territoriales, ou encore remonter les contraintes rencontrées par leurs adhérents sur le terrain.
Les initiatives de « COP régionales », les conférences locales sur le climat, ou les observatoires territoriaux de la transition sont autant d’outils utiles à cette articulation. Mais pour être efficaces, ces dispositifs doivent s’appuyer sur des données fiables, partagées et transparentes. Un effort d’harmonisation est encore nécessaire pour que les différents acteurs parlent le même langage, sur la base d’indicateurs communs.
Enfin, penser la transition à l’échelle des « écosystèmes régionaux » est essentiel : adapter ensemble les filières d’excellence locales (automobile, aéronautique, agroalimentaire…) permet de coordonner les investissements, les formations, et les évolutions technologiques.
IV. Le numérique au service de l’action collective
La transition écologique exige coordination, transparence et réactivité. Autant de dimensions que les outils numériques peuvent considérablement renforcer. Encore sous-exploité, ce levier est pourtant crucial pour structurer une action collective efficace dans les filières.
Des plateformes collaboratives sectorielles commencent à émerger. Dans la filière forêt-bois, par exemple, une plateforme de suivi du reboisement permettrait de cartographier les plantations, de centraliser les données sur la santé des forêts et de mesurer l’impact carbone. Ce type d’outil faciliterait la mutualisation des ressources et le suivi des engagements pris à l’échelle d’un territoire ou d’un secteur.
Dans le bâtiment, un portail numérique dédié à la rénovation énergétique pourrait regrouper des professionnels qualifiés, des offres intégrées, des solutions techniques, des indicateurs de performance, et même des outils de planification de projet. Ce guichet unique numérique serait un véritable accélérateur pour les particuliers, les collectivités, et les entreprises.
Même logique dans l’agriculture, l’industrie ou le transport : centraliser les données d’émissions, les retours d’expérience, les innovations techniques et les bonnes pratiques permet de gagner en efficacité collective. Le numérique devient alors un espace de coordination autant qu’un outil de pilotage, indispensable pour mesurer, comparer, ajuster.
Le Haut Conseil pour le climat recommande d’ailleurs la création d’un portail national d’adaptation au changement climatique, regroupant les options disponibles par secteur, leur efficacité, et les retours terrain. Une telle initiative, élargie à l’ensemble des filières, permettrait aux acteurs d’avoir une vision claire des trajectoires possibles et de s’aligner sur des objectifs communs, basés sur des données partagées.
Conclusion
La transition climatique ne peut être laissée à la seule initiative individuelle ou à des politiques descendantes. Elle exige une transformation systémique, que seules les filières économiques et leurs réseaux professionnels sont capables de structurer à grande échelle.
En mobilisant les compétences, en partageant les outils, en fixant des objectifs collectifs clairs et en mettant en place des mécanismes de suivi transparents, ces acteurs peuvent déclencher un véritable effet d’entraînement dans l’économie française. Qu’il s’agisse de forêts, de bâtiments, d’agriculture, de transport ou d’industrie, chaque filière recèle un potentiel d’action collective encore trop souvent sous-estimé.
Au lieu d’attendre des injonctions ou de subir les crises, ces réseaux peuvent devenir des moteurs de résilience et d’innovation. En prenant l’initiative, en coordonnant les efforts, et en intégrant les enjeux climatiques à leur cœur de stratégie, ils ont l’opportunité de redéfinir leur rôle et de contribuer activement à une transition juste, ambitieuse et concrète.
La transition n’est plus une option. Elle peut devenir un projet commun — à condition de s’organiser ensemble pour y parvenir.
Pour aller plus loin : https://www.hautconseilclimat.fr/publications/rapport-annuel-2025-relancer-laction-climatique-face-a-laggravation-des-impacts-et-a-laffaiblissement-du-pilotage/